Histoire du petit Tunisien, 57

 

Elzbieta Orlowska avait onze ans lorsqu’elle vint pour la première fois en France. C’était dans une colonie de vacances à Parçay-les-Pins, Maine-et-Loire. La colonie dépendait du ministère des Affaires étrangères et rassemblait des enfants dont les parents appartenaient aux personnels du ministère et des ambassades. La petite Elzbieta y était allée parce que son père était concierge à l’Ambassade de France à Varsovie. La vocation de la colonie était, par principe, plutôt internationale, mais il se trouva cette année-là qu’elle comportait une forte majorité de petits Français et que les quelques étrangers s’y sentirent passablement dépaysés. Parmi eux se trouvait un petit Tunisien prénommé Boubaker. Son père, musulman traditionaliste qui vivait presque sans contact avec la culture française, n’aurait jamais songé à l’envoyer en France, mais son oncle, archiviste au Quai d’Orsay, avait tenu à le faire venir, persuadé que c’était la meilleure manière de familiariser son jeune neveu avec une langue et une civilisation que les générations nouvelles de Tunisiens, désormais indépendants, ne pouvaient plus se permettre d’ignorer.

Très vite, Elzbieta et Boubaker devinrent inséparables. Ils restaient à l’écart des autres, ne prenaient pas part à leurs jeux, mais marchaient en se tenant par le petit doigt, se regardaient en souriant, se racontaient, chacun dans leur langue de longues histoires que l’autre écoutait, ravi, sans les comprendre. Les autres enfants ne les aimaient pas, leur faisaient des blagues cruelles, cachaient des cadavres de mulots dans leurs lits, mais les adultes qui venaient passer une journée avec leurs rejetons s’extasiaient devant ce petit couple, elle toute potelée, avec ses tresses blondes et sa peau comme un biscuit de Saxe, et lui, fluet et frisé, souple comme une liane, avec une peau mate, des cheveux noirs de jais, d’immenses yeux pleins d’une tendresse angélique. Le dernier jour de la colonie, ils se piquèrent le pouce et mélangèrent leur sang en faisant le serment de s’aimer éternellement.