Histoire du diplomate suédois, 31

(Voir : Histoire de la jeune fille qui s’enfuit de chez elle)

Si votre fille s’était enfuie en Amérique, je crois que je me serais découragé avant, mais cette fois-ci la chance fut pour nous : dans l’Express and Echo d’Exeter du lundi quatorze juin 1953, nous lûmes ce fait divers navrant : Ewa Ericsson, la femme d’un diplomate suédois en service à Londres passait avec son fils de cinq ans ses vacances dans une villa qu’elle avait louée pour un mois à Sticklehaven, dans le Devon. Son mari, Sven Ericsson, retenu à Londres pour les fêtes du Couronnement devait la rejoindre le dimanche treize après avoir assisté à la grande réception que le couple royal donnait le douze au soir à Buckingham Palace pour plus de deux mille invités. De santé fragile, Ewa avait engagé à Londres juste avant son départ une fille au pair d’origine française dont l’unique tâche serait de s’occuper de l’enfant, une femme de ménage recrutée sur place se chargeant de l’entretien et de la cuisine. Sven Ericsson, quand il arriva le dimanche soir, découvrit un spectacle horrible : son fils, gonflé comme une outre, flottait dans la baignoire et Ewa, les deux poignets tailladés, gisait sur le carrelage de la salle de bains ; leur mort remontait à quarante-huit heures au moins, c’est-à-dire au vendredi soir. On expliquait les faits de la manière suivante : chargée de faire prendre son bain au petit garçon tandis qu’Ewa se repose dans sa chambre, la fille au pair, intentionnellement ou non, le laisse se noyer. Prenant conscience des inexorables suites de cet acte, elle décide de fuir sur-le-champ. Un peu plus tard, Ewa découvre le cadavre de son enfant et, folle de douleur, se sentant incapable de lui survivre, se donne la mort à son tour. L’absence de la femme de ménage, qui ne devait reprendre son service que le lundi matin, empêche que ces événements soient découverts avant l’arrivée de Sven Ericsson et donne donc à la fille au pair quarante-huit heures d’avance.

« Sven Ericsson n’avait vu la Française que quelques minutes. Ewa avait mis des petites annonces dans divers endroits : YWCA, Centre culturel danois, Lycée français, Goethe Institut, Maison de la Suisse, Fondation Dante Alighieri, American Express, etc., et avait engagé la première fille qui s’était présentée, une jeune Française d’une vingtaine d’années, étudiante, infirmière diplômée, grande, blonde, aux yeux pâles. Elle s’appelait Véronique Lambert ; son passeport lui avait été volé un mois auparavant, mais elle avait montré à Madame Ericsson un récépissé de perte établi par le consulat français. Le témoignage de la femme de ménage apporta peu de précisions supplémentaires ; manifestement elle n’aimait pas la mise et les manières de la Française, et lui parlait le moins possible, mais elle put tout de même indiquer qu’elle avait une mouche sous la paupière droite, qu’un bateau chinois était dessiné sur son flacon de parfum et qu’elle bégayait légèrement. Ce signalement fut diffusé sans résultat en Grande-Bretagne et en France.

« Il ne me fut pas difficile, poursuivit Salini, d’établir avec certitude que cette Véronique Lambert était bien Elizabeth de Beaumont et que son assassin était Sven Ericsson, car lorsque je me rendis il y a deux semaines à Sticklehaven pour tenter de retrouver cette femme de ménage afin de lui montrer une photographie de votre fille, la première chose que j’appris fut que Sven Ericsson qui, depuis le drame, continuait à louer à l’année la villa sans jamais y habiter, y était revenu et s’y était donné la mort, le dix-sept septembre précédent, trois jours seulement après le double assassinat de Chaumont-Porcien. Mais si ce suicide sur les lieux même du premier drame désignait sans doute possible le meurtrier d’Elizabeth, il continuait à laisser dans l’ombre l’essentiel : comment le diplomate suédois avait-il réussi à retrouver la trace de celle qui, six ans auparavant, avait causé la mort de sa femme et de son fils ? J’espérais vaguement qu’il avait laissé une lettre expliquant son geste, mais la police fut formelle : il n’y avait pas de lettre à côté du cadavre, ni nulle part.

« Mon intuition, pourtant, était juste : lorsque je pus enfin interroger Mrs Weeds, la femme de ménage, je lui demandai si elle avait jamais entendu parler d’une Elizabeth de Beaumont qui avait été assassinée à Chaumont-Porcien. Elle se leva et alla chercher une lettre qu’elle me remit.

“Mr. Ericsson, me dit-elle en anglais, m’a dit que si quelqu’ un venait un jour me parler de cette Française et de sa mort dans les Ardennes, je devrais lui donner cette lettre.

— Et si je n’étais pas venu ?

— J’aurais attendu, et au bout de six ans, je l’aurais envoyée à l’adresse indiquée.”

« Voici cette lettre, continua Salini. Elle vous était destinée. Votre nom et votre adresse figurent sur l’enveloppe. »

Immobile, figée, silencieuse, Véra de Beaumont prit les feuillets que Salini lui tendait, les déplia et se mit à lire

Exeter, le seize septembre 1959

Madame,

Un jour ou l’autre, que vous la découvriez après l’avoir cherchée ou fait chercher, ou que vous la receviez par la poste dans six ans — c’est le temps qu’il m’a fallu pour que ma vengeance s’assouvisse —, vous aurez dans les mains cette lettre et vous saurez enfin pourquoi et comment j’ai tué votre fille.

Il y a un peu plus de six ans, votre fille, qui se faisait alors appeler Véronique Lambert, fut engagée pour un mois comme fille au pair par ma femme qui, malade, désirait que quelqu’un s’occupe de notre fils Erik, qui avait tout juste cinq ans. Le vendredi 11 juin 1953, pour des raisons que je continue d’ignorer, volontairement ou involontairement, elle laissa notre fils se noyer. Incapable d’assumer la responsabilité de cet acte criminel, elle prit la fuite, vraisemblablement dans l’heure qui suivit. Un peu plus tard, ma femme, découvrant notre fils noyé, fut saisie de folie et se trancha les poignets avec des ciseaux. J’étais alors à Londres et c’est seulement le dimanche soir que je les vis. Je jurai alors de consacrer ma vie, ma fortune et mon intelligence à me venger.

Je n’avais vu votre fille que quelques secondes lorsqu’elle était arrivée à Paddington pour prendre le train avec ma femme et notre fils, et lorsque j’appris que le nom sous lequel on la connaissait était faux, je désespérai de jamais retrouver sa trace. Au cours des épuisantes insomnies qui commencèrent alors à m’accabler et ne m’ont plus jamais laissé en repos, je me souvins de deux détails anodins que ma femme avait mentionnés lorsqu’elle me raconta l’entrevue qu’elle avait eue avec votre fille avant de l’engager : ma femme, apprenant qu’elle était Française, lui avait parlé d’Arles et d’Avignon où nous avions plusieurs fois séjourné, et votre fille lui avait dit qu’elle avait été élevée dans la région ; et quand ma femme l’avait félicitée pour la qualité de son anglais, elle avait précisé qu’elle vivait en Angleterre depuis déjà deux ans et qu’elle étudiait l’archéologie.

Mrs.Weeds, la femme de ménage qui travaillait dans la maison que ma femme avait louée, et qui sera la dépositaire de cette lettre ultime jusqu’à ce qu’elle parvienne entre vos mains, me fut d’un secours plus précieux encore : c’est elle qui m’apprit que votre fille avait un grain de beauté sous la paupière droite, qu’elle se parfumait avec un parfum appelé « Sampang », et qu’elle bégayait. C’est avec elle aussi que je fouillai de fond en comble la villa à la recherche d’un indice que la fausse Véronique Lambert aurait pu y laisser. A mon grand dépit, elle n’avait volé ni bijoux ni objets, mais seulement emporté le portemonnaie de cuisine que ma femme préparait pour que Mrs.Weeds fasse les courses et qui contenait trois livres, onze shillings et sept pence. Par contre, elle n’avait pas pu prendre toutes ses affaires et en particulier avait dû laisser celles qui étaient cette semaine-là au lavage : divers sous-vêtements bon marché, deux mouchoirs, un foulard imprimé aux couleurs assez criardes et surtout un chemisier blanc brodé aux initiales E. B. Le chemisier pouvait avoir été volé ou emprunté mais je retins pourtant ces initiales comme un indice possible ; je retrouvai également éparses dans la maison diverses choses qui étaient sans doute à elle et en particulier, dans le salon où elle n’avait pas osé entrer avant de s’enfuir de peur de réveiller ma femme qui dormait dans la pièce à côté, le premier volume de la série romanesque d’Henri Troyat intitulée Les Semailles et les Moissons qui avait été publié quelques mois auparavant en France. Une étiquette précisait que cet exemplaire venait de la Librairie Rolandi, 20 Berners Street, librairie spécialisée dans le prêt des livres étrangers. Je rapportai le livre chez Rolandi ; j’y appris que Véronique Lambert y avait un abonnement de lecture : elle était étudiante à l’Institut d’Archéologie, dépendant du British Museum, et habitait une chambre dans un bed and breakfast, 79 Keppel Street, juste derrière le musée. C’est en pure perte que je fis irruption dans sa chambre : elle l’avait quittée quand ma femme l’avait engagée comme fille au pair. Je ne pus rien apprendre de la logeuse ni des autres pensionnaires. À l’Institut d’Archéologie, j’eus davantage de chance : non seulement je trouvai une photographie d’elle dans son dossier d’inscription, mais je pus rencontrer plusieurs de ses camarades, et parmi eux un garçon avec lequel il semble qu’elle soit sortie deux ou trois fois ; il me fournit un renseignement capital : quelques mois auparavant, il l’avait invitée à venir écouter Didon et Enée à Covent Garden. « Je déteste l’opéra », lui avait-elle dit et elle avait ajouté : « ce n’est pas étonnant, ma mère était cantatrice ! »

Je chargeai plusieurs agences de détectives privés de retrouver, en France ou ailleurs, la trace d’une jeune femme entre vingt et trente ans, grande, blonde, aux yeux pâles, avec une petite tache sous la paupière droite, un léger bégaiement ; la fiche de renseignements mentionnait également qu’elle se parfumait peut-être avec un parfum appelé « Sampang », qu’elle se faisait peut-être appeler Véronique Lambert, que ses initiales réelles pouvaient éventuellement être E. B., qu’elle avait été élevée dans le midi de la France, avait séjourné en Angleterre et parlait très bien l’anglais, avait fait des études, s’intéressait à l’archéologie, et que sa mère, enfin, était, ou avait été, cantatrice.

Ce dernier indice se révéla décisif : l’examen de la biographie — dans des Who’s who et autres répertoires spécialisés — de toutes les chanteuses dont le nom commençait par la lettre B ne donna rien, mais lorsque nous recensâmes toutes celles qui avaient eu une fille entre 1912 et 1935, votre nom sortit parmi quelque soixante-quinze autres : Véra Orlova, née à Rostov en 1900, épouse en 1926 l’archéologue français Fernand de Beaumont ; une fille, Elizabeth Natacha Victorine Marie, née en 1929. Une rapide enquête m’apprit qu’Elizabeth avait été élevée par sa grandmère à Lédignan, dans le Gard, et qu’elle s’était enfuie de chez vous le 3 mars 1945 à l’âge de seize ans. Je compris alors que c’était pour échapper à vos recherches qu’elle dissimulait son identité véritable, mais cela voulait dire aussi, hélas, que la piste que j’avais enfin retrouvée s’arrêtait là puisque ni vous ni votre belle-mère, en dépit des innombrables appels que vous aviez lancés à la radio et dans la presse, n’aviez eu depuis sept ans de ses nouvelles !

Nous étions déjà en mille neuf cent cinquante-quatre : il m’avait fallu presque un an pour savoir qui j’allais tuer : il me fallut encore plus de trois ans pour en retrouver la trace.

Pendant ces trois années, je tiens à ce que vous le sachiez, j’entretins des équipes de détectives qui, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, se relayaient pour vous surveiller et vous prendre en filature dès que vous sortiez, vous à Paris et la Comtesse de Beaumont à Lédignan, au cas, de plus en plus improbable, où votre fille aurait essayé de vous revoir ou serait allée chercher refuge chez sa grand-mère. Cette surveillance fut complètement inutile mais je ne voulais rien négliger. Tout ce qui avait une chance, même infime, de me mettre sur une voie, fut systématiquement essayé : c’est ainsi que je finançai une gigantesque étude de marché sur les parfums « exotiques » en général et le parfum « Sampang » en particulier ; que je me fis communiquer le nom de toutes les personnes ayant emprunté dans une bibliothèque publique un ou plusieurs volumes des Semailles et les Moissons ; que j’adressai à tous les chirurgiens esthétiques de France une lettre personnelle leur demandant s’ils avaient eu l’occasion de procéder depuis 1953 à l’ablation d’un nævus situé sous la paupière droite d’une jeune femme d’environ vingt-cinq ans ; que je fis le tour de tous les orthophonistes et professeurs de diction à la recherche de grandes blondes s’étant fait guérir d’un léger bégaiement ; et enfin que j’organisai plusieurs expéditions archéologiques plus fictives les unes que les autres à seule fin de pouvoir recruter par petites annonces une « jeune femme parlant bien anglais pour accompagner mission scientifique nord-américaine effectuant fouilles archéologiques Pyrénées ».

Je comptais beaucoup sur ce dernier piège. Il ne donna rien. Il y eut chaque fois affluence de candidats, mais Elizabeth ne se montra pas. À la fin de l’année mille neuf cent cinquante-six, je piétinais toujours et j’avais dépensé plus des trois quarts de ma fortune ; j’avais vendu tous mes titres, toutes mes terres, toutes mes propriétés. Il me restait ma collection de tableaux et les bijoux de ma femme. Je commençai à les disperser l’un après l’autre pour continuer à payer les armées d’enquêteurs que j’avais lancées aux trousses de votre fille. La mort de votre belle-mère, la Comtesse de Beaumont, au début 1957, ranima mes espérances, car je savais à quel point votre fille y était attachée ; mais, pas plus que vous, elle ne vint à Lédignan pour l’enterrement, et c’est en pure perte que, pendant plusieurs semaines, je fis surveiller le cimetière en m’imaginant qu’elle tiendrait obstinément à venir fleurir sa tombe.

Ces échecs répétés m’exaspéraient de plus en plus, mais je me refusai à abandonner. Je ne pouvais pas admettre qu’Elizabeth fût morte, comme si j’avais été désormais le seul à pouvoir décider de sa vie ou de sa mort, et je voulais continuer à croire qu’elle était en France : j’avais fini par savoir comment elle avait pu quitter l’Angleterre sans que l’on retrouve la trace de son embarquement : dès le lendemain de son crime, le 12 juin 1953, elle avait pris à Torquay un bateau pour les îles anglonormandes : en grattant la première lettre de son nom sur son récépissé de perte de passeport, elle avait réussi à s’inscrire sous le nom de Véronique Ambert et sa fiche, classée à la lettre A, avait échappé aux recherches de la police portuaire. Cette découverte tardive ne m’avançait pas davantage, mais je m’appuyais dessus pour me persuader qu’Elizabeth continuait à se cacher en France.

Cette année-là je commençai, je crois, à perdre la raison. Je me mis à tenir des raisonnements de ce genre : je cherche Elizabeth de Beaumont, c’est-à-dire une femme grande, blonde, aux yeux pâles, parlant bien l’anglais, ayant été élevée dans le Gard, etc. Or Elizabeth de Beaumont sait que je la cherche, donc elle se cache, et se cacher, en l’occurrence, signifie effacer le plus possible les signes particuliers par lesquels elle sait que je la désigne ; par conséquent ce n’est pas une Elizabeth que je dois chercher, pas une femme grande, blonde, etc., mais une anti-Elizabeth et je me mettais à soupçonner des petites femmes noiraudes baragouinant l’espagnol.

Une autre fois, je me réveillai, trempé de sueur. Je venais de trouver en rêve l’évidente solution de mon cauchemar. Installé à côté d’un immense tableau noir couvert d’équations, un mathématicien finissait de démontrer devant une assistance houleuse que le fameux théorème dit « de Monte-Carlo » était généralisable ; cela voulait dire que non seulement un joueur de roulette misant au hasard avait au moins autant de chances de gagner qu’un joueur misant selon une martingale infaillible, maisque moi-même j’avais autant sinon davantage de chances de découvrir Elizabeth en allant prendre le thé chez Rumpelmayer le lendemain à seize heures dix-huit minutes qu’en la faisant rechercher par quatre cent treize détectives.

Je fus assez faible pour céder. À 16 h 18, j’entrai dans ce salon de thé. Une femme grande, aux cheveux roux, en sortait au même instant. Je la fis suivre, évidemment pour rien. Plus tard, je racontai mon rêve à l’un des enquêteurs qui travaillaient pour moi : tout à fait sérieusement, il me dit que j’avais seulement commis une erreur d’interprétation : le nombre des détectives aurait dû me mettre la puce à l’oreille : 413 était évidemment l’inverse de 314, c’est-àdire du nombre π : c’est à 18 h 16 qu’il se serait passé quelque chose.

Alors je me mis à faire appel aux épuisantes ressources de l’irrationnel. Si votre mystérieuse et belle voisine américaine avait encore été là, soyez sûre que j’aurais fait appel à ses troublants services ; à la place, je fis tourner les tables, je portai des anneaux incrustés de certaines pierres, je fis coudre dans les plis de mes vêtements des aimants, des ongles de pendus, ou de minuscules flacons contenant des herbes, des graines, des cailloux colorés ; je consultai des sorciers, des sourciers, des tireuses de cartes, des voyantes, des devins de toutes sortes : ils lancèrent des dés, ils firent brûler une photographie de votre fille dans une assiette de porcelaine blanche et en observèrent les cendres, ils se frottèrent le bras gauche avec des feuilles de verveine fraîche, ils se mirent des calculs de hyène sous la langue, ils répandirent de la farine sur le sol, ils firent d’innombrables anagrammes sur les noms et les pseudonymes de votre fille, ou remplacèrent les lettres de son nom par des chiffres en s’efforçant d’arriver à 253, ils examinèrent la flamme d’une bougie à travers des vases remplis d’eau, ils jetèrent dans le feu du sel dont ils écoutèrent les crépitements ; des grains de jasmin ou des branches de laurier dont ils observèrent les fumées, ils versèrent dans une tasse pleine d’eau un blanc d’oeuf frais pondu par une poule noire, ou bien du plomb, ou de la cire fondue, et regardèrent les figures qui se formèrent ; ils firent griller des omoplates de brebis sur des charbons ardents, suspendirent des tamis à un fil et les firent tourner, examinèrent des laitances de carpes, des têtes d’ânes morts, des cercles de grains picorés par un coq.

Le onze juillet mille neuf cent cinquante-sept il y eut un coup de théâtre : l’un des hommes que j’avais postés à Lédignan et qui continuaient leur surveillance malgré la mort de la Comtesse de Beaumont, me téléphona pour m’apprendre qu’Elizabeth venait d’écrire à la mairie pour demander un certificat d’état civil. Elle donnait comme adresse un hôtel d’Orange.

La logique — si, en l’occurrence il est encore permis d’invoquer la logique — aurait voulu que je saisisse cette occasion pour mettre un terme à cette histoire sans issue. Il me suffisait de sortir de son fourreau de cuir vert l’arme dont un peu plus de trois ans auparavant j’avais décidé qu’elle serait l’instrument de ma vengeance : un bistouri de campagne à manche de corne, analogue extérieurement à un rasoir à main mais infiniment plus tranchant, que j’avais appris à manier avec une dextérité sans égale, et de faire irruption à Orange. Au lieu de cela, je m’entendis donner l’ordre à mes hommes de simplement repérer votre fille et de ne plus relâcher leur surveillance. Ils la ratèrent à Orange d’ailleurs — l’hôtel n’existait pas ; elle était allée à la poste en disant qu’elle s’était trompée et le postier chargé du service du rebut avait récupéré la lettre de la mairie de Lédignan et la lui avait remise — mais ils retrouvèrent sa trace, quelques semaines plus tard, à Valence. C’est là qu’elle se maria, avec comme témoins deux camarades de chantier de François Breidel.

Elle quitta Valence le soir même avec son mari. Ils avaient certainement deviné qu’ils étaient suivis et pendant plus d’un an ils tentèrent de m’échapper ; ils firent tout ce qu’il leur était possible de faire, multipliant les fausses pistes, les leurres, les feintes, les faux indices, se terrant dans des meublés infâmes, acceptant pour survivre des travaux misérables : gardiens de nuit, plongeurs, vendangeurs, vidangeurs. Mais de semaine en semaine, les quatre détectives dont je pouvais encore me permettre d’utiliser les services resserraient leur étau. À plus de vingt reprises, j’eus la possibilité de tuer impunément votre fille. Mais chaque fois, sous un prétexte ou sous un autre, je laissais passer l’occasion : c’était comme si ma longue chasse m’avait fait oublier au nom de quel serment je l’avais entreprise : plus il me devenait facile d’assouvir ma vengeance, plus j’y répugnais.

(Extrait CH. XXXI, Beaumont, 3)

(Voir : Histoire de la jeune fille qui s’enfuit de chez elle)