Histoire du chimiste allemand, 62

 

Aux débuts des années soixante, Altamont reçut à Genève la visite d’un certain Wehsal, un homme au cheveu rare et aux dents gâtées. Wehsal était alors professeur de chimie organique à l’université de Green River, Ohio, mais il avait pendant la deuxième guerre mondiale dirigé le Laboratoire de chimie minérale de la Chemische Akademie de Mannheim. En mille neuf cent quarante-cinq, il fut l’un de ceux que les Américains placèrent dans l’alternative suivante : ou bien accepter de travailler pour les Américains, émigrer aux États-Unis et se voir offrir un poste intéressant, ou bien être jugé comme complice des Criminels de Guerre et condamné à de lourdes peines de prison. Cette opération, connue sous le nom d’Opération Paperclip (Opération Trombone) ne laissait guère de choix aux intéressés et Wehsal fut l’un des quelque deux mille savants — dont le plus connu à ce jour reste Wernher von Braun — qui prirent le chemin de l’Amérique en même temps que quelques tonnes d’archives scientifiques.

Wehsal était convaincu que la science et la technologie allemandes avaient accompli, grâce à l’effort de guerre, des progrès prodigieux dans de nombreux domaines. Certaines techniques et méthodes avaient été depuis révélées au publie : par exemple, on savait que le combustible employé pour les V2 était de l’alcool de pomme de terre ; on avait également divulgué comment l’emploi judicieux du cuivre et de l’étain avait permis de fabriquer des batteries que, près de vingt ans plus tard, on avait retrouvées en parfait état de marche, en plein désert, sur les tanks abandonnés de Rommel.

Mais la plupart de ces découvertes demeuraient secrètes et Wehsal, qui détestait les Américains, était persuadé qu’ils étaient incapables de les trouver et que, même si on les leur révélait, ils ne sauraient pas s’en servir efficacement. En attendant que la renaissance du Troisième Reich lui redonnât l’occasion d’utiliser ces recherches de pointe, Wehsal décida donc de récupérer le patrimoine scientifique et technologique allemand.

La propre spécialité de Wehsal concernait l’hydrogénisation du charbon, c’est-à-dire la production de pétrole synthétique ; le principe en était simple : théoriquement, il suffisait de combiner un ion hydrogène et une molécule de monoxyde de carbone (CO) pour obtenir des molécules de pétrole. L’opération pouvait s’effectuer à partir de charbon proprement dit, mais aussi à partir de lignite et de tourbe, et pour cette raison même l’industrie de guerre allemande s’était formidablement intéressée à ce problème : la machine de guerre hitlérienne exigeait en effet des ressources pétrolières qui n’existaient pas à l’état naturel dans le sous-sol du pays, et devait donc s’appuyer sur des énergies de synthèse tirées des énormes gisements prussiens de lignite et des non moins colossales réserves de tourbe polonaise.

Wehsal connaissait parfaitement les schémas expérimentaux de cette métamorphose dont il avait lui-même établi théoriquement le processus, mais il ignorait presque tout de la technologie de certaines étapes cruciales, celles qui concernaient, en particulier, le dosage et le temps d’action des catalyseurs, l’élimination des dépôts sulfureux, et les précautions de stockage.

Wehsal entreprit donc de contacter ses anciens collègues, désormais disséminés dans toute l’Amérique du Nord. Évitant les clubs d’amateurs de choucroute, les Amicales de Sudètes, les Fils d’Aachen et autres groupes dissimulant des organisations d’anciens nazis dont il savait qu’elles étaient presque toujours truffées d’indicateurs, mais mettant à profit ses périodes de congé et les discussions de couloir lors des congrès et conférences, il parvint à en retrouver 72. Beaucoup n’étaient pas de sa partie : le Professeur Thaddeus, spécialiste des orages magnétiques, et Davidoff, le spécialiste des émiettements, n’eurent rien à lui dire ; et encore moins le Docteur Kolliker, cet ingénieur atomiste qui avait perdu bras et jambes lors du bombardement de son laboratoire mais que l’on considérait comme le cerveau le plus évolué de son temps bien qu’il fût par surcroît sourd et muet : constamment entouré de quatre gardes du corps et assisté d’un ingénieur spécialisé qui avait suivi un entraînement intensif à seule fin de lire sur ses lèvres les équations qu’il transcrivait ensuite sur des tableaux noirs, Kolliker avait réalisé le prototype d’un missile balistique stratégique, ancêtre des classiques fusées Atlas de Berman. Beaucoup d’autres, à l’initiative des Américains, avaient complètement changé de discipline, et s’étaient eux-mêmes américanisés au point de ne plus vouloir se souvenir de ce qu’ils avaient fait pour le Vaterland, ou de refuser d’en parler. Quelques-uns allèrent même jusqu’à le dénoncer au F.B.I., ce qui était tout à fait inutile, car le F.B.I. n’avait pas cessé un seul instant d’exercer sa surveillance sur tous ces émigrés de fraîche date, et deux de ses agents suivaient tous les déplacements de Wehsal en se demandant ce qu’il pouvait bien chercher ; ils finirent par le convoquer, l’interrogèrent, et quand il leur avoua qu’il cherchait à retrouver le secret de la transformation du lignite en essence, ils le relâchèrent, ne voyant décidément pas ce qu’il pouvait y avoir de fondamentalement anti-américain dans une telle démarche.

Avec le temps Wehsal parvint pourtant à ses fins. Il mit la main à Washington sur un lot d’archives que le gouvernement fédéral avait fait examiner et avait jugées inintéressantes : il y trouva la description des containers servant au transport et au stockage du pétrole synthétique. Et, sur ses soixante-douze anciens compatriotes, il y en eut trois qui lui fournirent les solutions qu’il cherchait. Wehsal voulait revenir en Europe. Il contacta la BIDREM et en échange d’un poste d’ingénieur-conseil proposa à Cyrille Altamont de lui révéler tous les secrets relatifs à l’hydrogénisation du carbone et à la production industrielle de carburant synthétique. Avec, en guise de prime, ajouta-t-il en découvrant ses dents pourries, une méthode permettant de faire du sucre avec de la sciure de bois. Et à titre de preuves, il remit à Altamont quelques feuillets dactylographiés couverts de formules et de chiffres : les équations générales de la transformation et, seul secret véritablement dévoilé, le nom, la nature, le dosage et la durée d’emploi des oxydes minéraux servant de catalyseurs.

Les bonds en avant foudroyants que la guerre aurait fait faire à la science et les secrets de la supériorité militaire de l’Allemagne n’intéressaient pas outre mesure Cyrille Altamont qui mettait ce genre de choses sur le même plan que les histoires de trésors cachés des S.S. et autres serpents de mer de la presse à grand tirage, mais il fut néanmoins assez consciencieux pour faire expertiser les méthodes que Wehsal lui proposait. La plupart de ses conseillers scientifiques se moquèrent de ces techniques lourdes, inélégantes et dépassées : effectivement, on avait pu faire voler des fusées avec de la vodka, comme on avait pu faire marcher des voitures avec des gazogènes fonctionnant au charbon de bois ; on pouvait fabriquer de l’essence avec du lignite ou avec de la tourbe, et même avec des feuilles mortes, des vieux chiffons ou des épluchures de pommes de terre : mais cela coûtait tellement cher et impliquait des dispositifs tellement encombrants qu’il était mille fois préférable de continuer à se servir du bon vieil or noir. Quant à la fabrication de sucre à partir de sciure de bois, elle présentait d’autant moins d’intérêt que tous les experts s’accordaient pour estimer que, à moyen terme, la sciure de bois deviendrait une denrée beaucoup plus précieuse que le sucre.

Altamont jeta au panier les documents de Wehsal et pendant plusieurs années il raconta cette anecdote comme un exemple typique de la bêtise scientifique.

Il y a deux ans, au sortir de la première grande crise du pétrole, la BIDREM décida de financer des recherches sur les énergies de synthèse « à partir des graphites, anthracites, houilles, lignites, tourbes, bitumes, résines et sels organiques » : elle y a investi depuis à peu près une centaine de fois ce que lui aurait coûté Wehsal si elle l’avait embauché. À plusieurs reprises, Altamont essaya de recontacter le chimiste ; il finit par apprendre qu’il avait été arrêté en novembre 1973, quelques jours après la réunion de l’OPEP à Koweit où il fut décidé de réduire d’au moins un quart les livraisons de brut de la plupart des pays consommateurs. Accusé d’avoir tenté de livrer des secrets « d’importance stratégique » à une puissance étrangère — en l’occurrence la Rhodésie — Wehsal s’était pendu dans sa cellule.

 (Extrait CH. LXII, Altamont,3)