Histoire des deux géants de l’industrie hôtelière, 87

 

Au début des années soixante-dix, deux importantes firmes de tourisme hôtelier — MARVEL HOUSES INCORPORATED et INTERNATIONAL HOSTELLERIE — décidèrent de s’associer afin de mieux résister à la formidable poussée des deux nouveaux géants de l’hôtellerie : Holiday Inn et Sheraton. Marvel Houses Inc. était une société nord-américaine solidement implantée aux Caraïbes et en Amérique du Sud ; quant à International Hostellerie, c’était un holding gérant des capitaux provenant des Émirats arabes, et ayant son siège à Zurich.

Les états-majors des deux sociétés se réunirent une première fois à Nassau, aux Bahamas, en février 1970. L’examen commun qu’ils firent de la situation mondiale les persuada que la seule chance qu’ils avaient d’endiguer l’ascension de leurs deux concurrents était de créer un style d’hôtellerie touristique sans équivalent dans le monde : « une conception de l’hôtellerie, déclara le président des Marvel Houses, fondée, non plus sur l’exploitation forcenée du culte des enfants (applaudissements) et pas davantage sur la soumission des responsables aux débauches vénales de la note de frais (applaudissements) mais sur le respect des trois valeurs fondamentales : loisir, repos, culture (applaudissements prolongés). » Plusieurs rencontres au siège de l’une ou l’autre société permirent, dans les mois qui suivirent, de préciser les objectifs que le président des Marvel Houses avait si brillamment tracés. Un des directeurs d’International Hostellerie ayant fait remarquer, en manière de boutade, que les raisons sociales des deux firmes avaient le même nombre de lettres, 24, les services publicitaires des deux organisations s’emparèrent de cette idée, et proposèrent, dans vingt-quatre pays différents, un choix de vingt-quatre emplacement stratégiques où pourraient venir s’implanter vingt-quatre complexes hôteliers d’un style entièrement nouveau ; grâce à un raffinement suprême, l’énoncé des vingt-quatre lieux choisis faisait apparaître, verticalement et côte à côte, l’intitulé des deux firmes créatrices (fig. 1).

Figure 1. Schéma d’implantation des 24 complexes hôteliers de Marvel Houses International et Incorporated Hostellerie.

* Apparemment les États-Unis semblent avoir été choisis deux fois — avec Artésia et avec Orlando — en contradiction avec la décision de construire les vingt-quatre complexes dans vingt-quatre contrées différentes ; mais rappela fort justement un des directeurs des Marvel Houses, Orlando n’est que superficiellement aux États-Unis, dans la mesure ou Disneyworld est à soi seul un monde, un monde où Marvel Houses et International Hostellerie se devaient d’être représentées.

En novembre 1970, les présidents-directeurs généraux se retrouvèrent à Kuwait et signèrent un contrat d’association aux termes duquel il fut convenu que Marvel Houses Incorporated et International Hostellerie créeraient en commun deux filiales jumelles, une société d’investissement hôtelier, qui s’appellerait Marvel Houses International, et une société bancaire de financement hôtelier, que l’on baptiserait Incorporated Hostellerie, lesquelles sociétés, dûment approvisionnées par des capitaux provenant des deux maisons mères, seraient chargées de concevoir, d’organiser et de mener à bien la construction de vingt-quatre ensembles hôteliers dans les lieux sus-désignés. Le président-directeur général d’International Hostellerie devint président-directeur général des Marvel Houses International et vice-président directeur général d’Incorporated Hostellerie, cependant que le président-directeur général des Marvel Houses Incorporated devenait président-directeur général d’Incorporated Hostellerie et vice-président-directeur général des Marvel Houses International. Le siège social d’Incorporated Hostellerie, qui devrait assurer spécifiquement la gestion financière de l’opération, fut établi à Kuwait même ; quant à Marvel Houses International, qui prendrait à sa charge les mises en chantier et en assurerait la bonne marche, elle fut, pour des raisons fiscales, domiciliée à Porto Rico.

Le budget total de l’opération dépassait largement le milliard de dollars — plus de cinq cent mille francs par chambre — et devait aboutir à la création de centres hôteliers dont le luxe n’aurait d’égal que l’autonomie : l’idée force des promoteurs était en effet que, s’il est bon que ce lieu privilégié de repos, de loisir et de culture que devrait toujours être un hôtel, se trouve dans une zone climatique particulière adaptée à un besoin précis (avoir chaud quand il fait froid ailleurs, air pur, neige, iode, etc.) et à proximité d’un lieu spécifiquement consacré à une activité touristique donnée (bains de mer, station de ski, villes d’eaux, villes d’art, curiosités et panoramas naturels [parc, etc.] ou artificiels [Venise, les Matmata, Disneyworld, etc.], etc.), cela ne devait, en aucun cas, être une obligation : un bon hôtel doit être celui dans lequel un client doit pouvoir sortir s’il a envie de sortir, et ne pas sortir si sortir est pour lui une corvée. En conséquence, ce qui caractérisait primordialement les hôtels que Marvel Houses International se proposait de construire, ce serait qu’ils comporteraient, intra muros, tout ce qu’une clientèle riche, exigeante et paresseuse, pourrait avoir envie de voir ou de faire sans sortir, ce qui ne saurait manquer d’être le cas de la majorité de ces visiteurs nord-américains, arabes ou japonais, qui se sentent obligés de parcourir à fond l’Europe et ses trésors culturels, mais n’ont pas pour autant nécessairement envie d’arpenter des kilomètres de musée ou de se faire véhiculer inconfortablement dans les embouteillages polluants de Saint-Sulpice ou de la Place Saint-Gilles. Cette idée était depuis longtemps déjà à la base de l’hôtellerie touristique moderne : elle avait conduit à la création des plages réservées, à la privatisation de plus en plus poussée des bords de mer et des pistes de ski, et au rapide développement de clubs, villages et centres de vacances entièrement artificiels et sans relation vivante avec leur environnement géographique et humain. Mais elle fut, ici, admirablement systématisée : le client d’une des nouvelles Hostelleries Marvel, non seulement disposerait, comme dans n’importe quel quatre-étoiles, de sa plage, son court de tennis, sa piscine chauffée, son golf 18 trous, son parc équestre, son sauna, sa marina, son casino, ses night-clubs, ses boutiques, ses restaurants, ses bars, son kiosque à journaux, son bureau de tabac, son agence de voyages et sa banque, mais il aurait également son champ de ski, ses remontées mécaniques, sa patinoire, son fond sous-marin, ses vagues à surf, son safari, son aquarium géant, son musée d’art ancien, ses ruines romaines, son champ de bataille, sa pyramide, son église gothique, son souk, son bordj, sa cantina, sa Plaza de Toros, son site archéologique, sa Bierstübe, son bal-à-Jo, ses danseuses de Bali, etc., etc., etc., et etc.

Pour arriver à cette disponibilité proprement vertigineuse qui justifierait à elle seule les tarifs qu’il était prévu de pratiquer, Marvel Houses International eut recours à trois stratégies concomitantes : la première consista à rechercher des emplacements isolés ou facilement isolables, offrant d’emblée des ressources touristiques abondantes et encore largement inexploitées ; il est significatif de noter à ce sujet que sur les vingt-quatre lieux retenus, cinq étaient situés dans la proximité immédiate de parcs naturels — Alnwick, Ennis, Ottok, Soria, Vence —, que cinq autres étaient des îles : Aeroe, Anafi, Eimeo, Oland et Pemba, et que l’opération prévoyait également deux îles artificielles, l’une au large d’Osaka dans la mer Intérieure, l’autre en face d’Inhakea sur la côte Mozambique, ainsi que l’aménagement complet d’un lac, le lac Trout, dans l’Ontario, où l’on envisageait la création d’une station de loisirs entièrement sub-aquatique.

La seconde approche consista à proposer aux responsables locaux, régionaux et nationaux des zones où Marvel Houses International souhaitait s’implanter, la création de « parcs culturels » dont Marvel Houses supporterait intégralement les frais de construction en échange d’une concession de quatre-vingts ans (les premiers calculs prévisionnels avaient montré que, dans la plupart des cas, l’opération serait amortie en cinq ans et trois mois et véritablement rentable pendant les soixante-quinze années suivantes) ; ces « parcs culturels » pourraient, soit être créés de toutes pièces, soit englober des vestiges ou constructions connues, comme à Ennis, en Irlande, à quelques kilomètres de l’aéroport international de Shannon, où les ruines d’une abbaye du XIIIe siècle seraient incluses dans le périmètre de l’hôtel, soit s’intégrer à des structures déjà existantes, comme à Delft, où les Marvel Houses offrirent à la municipalité de sauver tout un vieux quartier de la ville et d’y faire revivre le Vieux Delft, avec des potiers, des tisserands, des peintres, des ciseleurs et des ferronniers d’art installés à demeure, vêtus à l’ancienne, et s’éclairant à la bougie.

La troisième approche des Marvel Houses International consista à prévoir la rentabilisation des attractions offertes en étudiant, du moins pour l’Europe, où les promoteurs avaient concentré cinquante pour cent de leurs projets, leurs possibilités de rotation ; mais cette idée, qui ne visait au départ que les personnels (danseuses de Bali, apaches du bal-à-Jo, serveuses tyroliennes, toreros, aficionados, moniteurs sportifs, charmeurs de serpents, antipodistes, etc.) s’appliqua bientôt aux équipements mêmes et entraîna ce qui sans doute constitua la véritable originalité de toute l’entreprise : a pure et simple négation de l’espace.

Très vite en effet il fut démontré, en comparant budgets d’équipements et budgets de fonctionnement, qu’il coûterait plus cher de bâtir à vingt-quatre exemplaires des Pyramides, des fonds sous-marins, des montagnes, des châteaux forts, des canyons, des grottes rupestres, etc., que de transporter gratuitement un client désireux de faire du ski le quinze août alors qu’il se trouvait à Halle ou de chasser le tigre alors qu’il était au plein centre de l’Espagne.

Ainsi naquit l’idée d’un contrat standard : à partir d’un séjour égal ou supérieur à quatre journées de vingt-quatre heures, chaque nuitée pourrait se prendre, sans supplément de prix, dans un hôtel différent de la chaîne. À tout nouvel arrivant, il serait remis une sorte de calendrier lui proposant quelque sept cent cinquante événements touristiques et culturels, chacun comptant pour un nombre d’heures déterminé, et il lui serait permis d’en cocher autant qu’il en voudrait dans la limite du temps qu’il se proposait de passer dans les Marvel Houses, la direction s’engageant à couvrir, sans supplément de prix, quatre-vingts pour cent de ces desiderata. Si, pour prendre un exemple simplifié, un client arrivé à Safad cochait en vrac des événements tels que : ski, bains ferrugineux, visite de la Kasbah’ de Ouarzazate, dégustation de fromages et vins suisses, tournoi de canasta, visite du musée de l’Ermitage, dîner alsacien, visite du château de Champssur- Marne, concert par l’orchestre philharmonique de Des Moines sous la direction de Lazslo Birnbaum, visite des Grottes de Bétharram (« traversée complète d’une montagne féeriquement éclairée par 4 500 lampes électriques ! La richesse en stalactites et la variété merveilleuse des décors sont agrémentées par une promenade en gondole rappelant l’aspect irréel de Venise la Belle ! Tout ce que la Nature a fait d’Unique au Monde ! ») etc., la direction, après s’être mise en rapport avec l’ordinateur géant de la compagnie, prévoirait immédiatement un transport à Coire (Suisse) où auraient lieu les séances de ski sur glacier, la dégustation de fromages et vins suisses ,(vins de la Valteline), les bains ferrugineux et le tournoi de canasta, et un autre transport, de Coire à Vence, pour la visite des Grottes Reconstituées de Bétharram (« traversée complète d’une montagne féeriquement éclairée, etc. »). À Safad même pourraient prendre place le dîner alsacien et les visites du musée et du château assurées par des conférences audiovisuelles permettant au voyageur, confortablement installé dans un fauteuil club, de découvrir, intelligemment présentées et mises en valeur, les merveilles artistiques de tous les temps et de tous les pays. Par contre, la Direction n’assurerait le transport à Artesia, où se dressait une réplique fabuleuse de la Kasbah’ de Ouarzazate, et à Orlando-Disneyworld, où l’orchestre philharmonique de Des Moines avait été engagé pour la saison, que si le client s’inscrivait pour une semaine supplémentaire, et suggérerait en éventuel remplacement la visite des authentiques synagogues de Safad (à Safad), une soirée avec l’orchestre de chambre de Bregenz sous la direction de Hal Montgomery avec en soliste Virginia Fredericksburg (Corelli, Vivaldi, Gabriel Pierné) (à Vence) ou une conférence du Professeur Strossi, de l’université de Clermont-Ferrand, sur Marshall McLuhan et la troisième révolution copernicienne (à Coire).

Il va de soi que les dirigeants de Marvel Houses s’efforceraient toujours de pourvoir chacun de leurs vingt-quatre parcs de tous les équipements promis. En cas d’impossibilité majeure, ils grouperaient en un seul lieu telle ou telle attraction qu’il serait plus commode de remplacer ailleurs par une contrefaçon de bon aloi : ainsi, par exemple, n’y aurait-il qu’une seule grotte de Bétharram et ailleurs des grottes comme Lascaux ou Les Eyzies, moins spectaculaires certes, mais tout aussi chargées d’enseignement et d’émotion. Mais surtout cette politique souple et adaptée permettrait des projets d’une ambition sans limites et dès la fin de l’année 1971, architectes et urbanistes avaient accompli, en tout cas sur le papier, de véritables miracles : transport pierre à pierre et reconstruction au Mozambique du monastère de Saint Pétroine d’Oxford, reconstitution du château de Chambord à Osaka, de la Medina de Ouarzazate à Artesia, des Sept Merveilles du Monde (maquettes au 1/15e) à Pemba, du London Bridge sur le lac Trout et du Palais de Darios à Persépolis à Huixtla (Mexique) où serait restituée dans ses plus infimes détails toute la magnificence de la cour des Rois de Perse, le nombre de leurs esclaves, de leurs chars, de leurs chevaux et de leurs palais, la beauté de leurs maîtresses, le luxe de leurs concerts. Il aurait été regrettable de songer à doubler ces chefs-d’oeuvre, tant il apparaissait que l’originalité du système découlait de la singularité géographique de ces merveilles, jointe à la jouissance immédiate dont pouvait en disposer un client fortuné.

Les études de motivation et de marché balayèrent les hésitations et les réticences des bailleurs de fonds en démontrant d’une manière irréfutable qu’il existait une clientèle potentielle tellement importante que l’on pouvait raisonnablement espérer amortir l’opération, non pas en cinq ans et trois mois comme l’avaient fait apparaître les premiers calculs, mais en seulement quatre ans et huit mois. Les capitaux affluèrent et au début de l’année 1972 le projet devint opérationnel et les chantiers de deux complexes pilotes, Trout et Pemba, furent ouverts.

Pour satisfaire aux lois portoricaines, Marvel Houses International devait consacrer 1 % de son budget global à l’achat d’oeuvres d’art contemporaines ; dans la plupart des cas, les obligations de ce genre aboutissent dans le monde hôtelier, ou bien à l’accrochage dans chaque chambre d’un dessin à l’encre de Chine rehaussé d’aquarelle et représentant Sables-d’Or-les-Pins ou Saint- Jean-de-Monts, ou bien à une sculpture petitement monumentale devant la grande entrée de l’hôtel. Mais pour les Marvel Houses International des solutions plus originales se devaient d’être inventées et après avoir jeté sur le papier trois ou quatre idées — création d’un musée international d’art contemporain dans un des complexes hôteliers, achat ou commande de vingt-quatre oeuvres importantes aux vingt-quatre plus grands artistes vivants, mise sur pied d’une Marvel Houses Foundation distribuant des bourses à de jeunes créateurs, etc. — les dirigeants de Marvel Houses se débarrassèrent de ce problème pour eux secondaire en le confiant à un critique d’art.

(voir : Histoire du critique d’art qui chercha le chef-d’oeuvre )

(Extrait CH. LXXXVII, Bartlebooth, 4)